Analyse de Criticité et de Risque appliquée aux Goodeidae maintenus en France
Fabien Liberge
L’Analyse de Criticité et de Risque (ACR) est une méthode de travail couramment employée dans l’industrie. Elle sert à définir quelles sont les actions prioritaires sur lesquelles l’entreprise doit concentrer ses ressources (matières, temps, main d’œuvre par exemple). Dans l’article suivant je propose d’utiliser cette méthode pour définir quelles sont les espèces à élever prioritairement au sein de la famille Goodeidae.
Lorsque les tâches à accomplir sont en nombre très important, la sélection des actions prioritaires ou à risque ne peut être accomplie de manière uniquement intuitive. Par son approche systématique, l’ACR permet de se prémunir des préconçus et des fausses idées et aussi des mauvaises intuitions. En établissant le caractère plus ou moins « critique » de chaque opération elle permet de définir quelles sont celles qui doivent être priorisées et aussi d’évaluer le « Risque » attaché à chacune. Quand cette analyse est accomplie on peut alors envisager les moyens nécessaires à mettre en œuvre pour diminuer ce risque, voir l’annuler.
Dans le cadre d’une ACR on évalue simultanément plusieurs facteurs auxquels on attribue des valeurs différentes. La multiplication ou l’addition de ces facteurs permet d’obtenir, in fine, un nombre, lequel donne un ordre d’importance au sujet étudié. Classiquement, dans l’industrie qui est la mienne (l’industrie pharmaceutique) on étudie les procédés de fabrication selon trois critères :
- Critère G, la gravité (ou la sévérité) : est-ce que, si l’opération ne se déroule pas comme prévu, cela sera grave pour la qualité du produit final obtenu ?
- Critère P, la probabilité: est-ce qu’un cas de défaillance s’est déjà produit au niveau de cette opération par le passé ? Est-ce que cela est probable ?
- Critère D, la détectabilité : si l’opération se déroule mal, est-ce qu’on le verra immédiatement ou bien est-ce que cela pourrait ne pas être détecté ?
On détermine le facteur « Risque » en multipliant les critères gravité x probabilité x détectabilité = G x P x D = R. Plus le facteur « Risque » obtenu est élevé et plus on doit attacher d’importance à l’opération concernée et trouver des solutions pour diminuer la valeur de ce « Risque ». Ce peut-être en augmentant les contrôles (amélioration du critère détectabilité), ce peut-être en fiabilisant la maintenance pour éviter qu’une pièce ne casse (amélioration du critère probabilité), ou ce peut-être en développant des moyens de retraitement des lots non-conformes (amélioration du critère gravité). Evidemment on peut également jouer sur tous les critères simultanément.
Voilà pour la théorie. Je vous l’accorde, cela peut paraître un peu flou au premier abord pour qui n’est pas dans ce sujet, et pourtant, l’ACR peut se décliner dans de nombreux domaines. Partout où il y a un objectif à atteindre, et où il faut effectuer des choix afin de décider de là où on veut concentrer ses efforts. C’est particulièrement vrai concernant l’élevage des Goodeidae : toutes les espèces sont plus ou moins menacées. Nous sommes trop peu nombreux pour pouvoir élever toutes les espèces. Il faut donc établir des priorités pour être efficaces. Ce sera notre objectif : déterminer, grâce à des critères concrets, quelles sont les espèces qui doivent être suivies de manière prioritaire.
Pour effectuer cela il faut avoir des éléments de jugement à catégoriser. L’industriel, avec son expérience des procédés de fabrication, sait où les défauts vont survenir, là où les risques sont les plus importants. Avec nos Goodeidae, de la même manière, nous disposons d’informations importantes.
Je propose donc d’établir l’ACR en étudiant trois facteurs, trois critères :
- le statut de l’espèce dans la nature (selon la classification IUCN – Eteinte, en danger, menacée etc…). Critère « N » (comme « Nature »). Les données se trouvent sur le site de l’IUCN et aussi dans le rapportr sur l’état des Goodeidae dans la nature publié par John Lyons,
- le nombre des éleveurs possédant l’espèce. Critère « E » (comme « éleveurs »). Les données se trouvent dans notre liste de maintenance (et on comprend alors l’importance d’avoir des retours les plus complets !) et enfin,
- le nombre des spécimens détenus par l’ensemble des éleveurs. Critère « P » (comme « Poissons »). Les données, là aussi, se trouvent dans notre liste de maintenance.
Pour chacun des ces critères il faut établir une échelle de valeurs. Je propose les échelles ci-après :
Critère N: Statut IUCN de l'espèce concernée | Coefficient appliqué |
---|---|
Pas de risque | 1 |
Non évalué ou données insuffisantes | 2 |
Menacé | 3 |
Vulnérable | 4 |
En danger | 5 |
En danger critique | 6 |
Éteinte dans la nature | 7 |
Critère E: Nombre d'éleveurs déclarant posséder l'espèce | Coefficient appliqué |
zéro éleveur | 6 |
1 éleveur | 5 |
2 éleveurs | 4 |
3 ou 4 éleveurs | 3 |
au moins 5 éleveurs | 2 |
au moins 10 éleveurs | 1 |
Critère P: Nombre de spécimens déclarés en possession par les éleveurs | Coefficient appliqué |
< 20 | 6 |
< 50 | 5 |
< 100 | 4 |
< 200 | 3 |
< 500 | 2 |
> 500 | 1 |
En combinant les critères dépendant uniquement des membres de l’association à savoir le nombre d'éleveurs et le nombre de poissons maintenus on aboutit à une première matrice « Liste de Maintenance » comme ci-dessous et la valorisation des critères « E » et « P » ensemble.
Matrice « Liste de maintenance » | < 20 | < 50 | < 100 | < 200 | < 500 | > 500 | Effectifs en poissons | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Effectifs en éleveurs | zéro éleveur | 12 | 11 | 10 | 9 | 8 | 7 | |
1 éleveur | 11 | 10 | 9 | 8 | 7 | 6 | ||
2 éleveurs | 10 | 9 | 8 | 7 | 6 | 5 | ||
3 ou 4 éleveurs | 9 | 8 | 7 | 6 | 5 | 4 | ||
5 à 9 éleveurs | 8 | 7 | 6 | 5 | 4 | 3 | ||
au moins 10 éleveurs | 7 | 6 | 5 | 4 | 3 | 2 |
La « valorisation » Liste de maintenance attribue des nombres compris entre 2 et 12. Valeur « 2 » pour une espèce maintenue par 10 éleveurs ou plus avec un effectif total des poissons supérieur à 500. Valeur « 12 » pour une espèce qui ne serait plus maintenue. Si on combine ces nombres liés à la liste de maintenance avec le statut IUCN des espèces, le critère « N », on arrive à la matrice finale ci-dessous.
1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | Statut IUCN | ||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Liste de maintenance | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | |
3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | ||
4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | ||
5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 | ||
6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 | 13 | ||
7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | ||
8 | 9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | ||
9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | 16 | ||
10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | 16 | 17 | ||
11 | 12 | 13 | 14 | 15 | 16 | 17 | 18 | ||
12 | 13 | 14 | 15 | 16 | 17 | 18 | 19 |
Le code couleur attribué permet de visualiser rapidement et facilement les différentes catégories dans lesquelles ranger nos poissons
Espèces prioritaires | Valeurs comprises entre 17 et 19 |
Espèces à risque important | Valeurs comprises entre 13 et 16 |
Espèces à surveiller | Valeurs comprises entre 10 et 12 |
Espèces à risque modéré | Valeurs comprises entre 7 et 9 |
Espèces à risque faible | Valeurs inférieures à 7 |
Une fois le principe posé, les critères d’appréciation définis et la matrice d’évaluation établie, j’ai effectué l’exercice à partir de la liste de maintenance d’avril 2020 et ce, uniquement pour les espèces de la famille des Goodeidae. Cela pourrait être étendu à d’autres familles pourvu qu’on ait des informations fiables sur leur situation dans le milieu naturel.
Évidemment cette évaluation est un instantané. Elle évoluera dès que les poissons se multiplieront, dès que des éleveurs ajouteront leur nom à la liste de maintenance ou dès que des éleveurs se consacreront à de nouvelles espèces. A chaque nouvelle liste de maintenance éditée il suffira de revoir les coefficients appliqués à l’instant « t » pour établir une nouvelle classification.
Par ailleurs, la classification étant établie notamment sur la situation des espèces dans le milieu naturel (le critère « N »), seules les souches précisément identifiées ont été prises en compte dans ce classement. Notamment, lorsque plusieurs souches d’une même espèce étaient présentes ceci afin d’éviter d’engendrer des « anomalies » de lecture. Par exemple : une souche hypothétique de Skiffia francesae, dont l’origine serait inconnue, et qui serait détenue par un seul éleveur, n’ayant que 10 exemplaires, serait automatiquement mise en exergue devant une autre souche qui serait elle, bien identifiée, mais détenue par plusieurs éleveurs et avec un assez grand nombre de spécimens. La problématique des souches non identifiées vient du fait qu’en général elles ne sont la propriété que d’un seul éleveur qui n’a parfois pas su trouver l’information d’origine ou ne l’a pas demandée. Comme ces informations sont très compliquées à trouver à postériori, il est préférable de ne pas considérer ces souches dans la matrice de classement car sinon on risque de mettre en avant des poissons aux origines incertaines ou douteuses.
Priorité | Genre | espèce | Nom de la souche | ESU | N | E | P |
---|---|---|---|---|---|---|---|
19 | Skiffia | sp. sayula | Sayula, BLA V188 | Skifr2 | 7 | 6 | 6 |
18 | Characodon | audax | El Toboso | Chrsp1 | 6 | 6 | 6 |
18 | Characodon | audax | Guadalupe Aguilera, Laguna Seca | Chrsp4 | 6 | 6 | 6 |
17 | Chrenichthys | baileyi | Souche 01 AFV 2005 | N/A | 6 | 5 | 6 |
17 | Zoogoneticus | tequila | Rio Teuchitlan, Haus des Meeres, Vienne | Zoote1 | 6 | 5 | 6 |
17 | Skiffia | bilineata | Rio Querendaro 2007 | Neobi2 | 6 | 5 | 6 |
17 | Skiffia | bilineata | Colonia Guadalupe, Mexique 2001 | Neobi2 | 6 | 5 | 6 |
17 | Characodon | audax | San Rafael 2015 | Chrsp2 | 6 | 5 | 6 |
16 | Allotoca | goslinei | Rio Potrero Grande, Col. Ivan Dibble 2002 | Altgo1 | 7 | 5 | 4 |
16 | Ataeniobius | toweri | Lago de Creda 2002 | Atato1 | 6 | 5 | 5 |
16 | Allodontichthys | tamazulae | Rio Cobianes, Col. McAllister 2007 | Aldta1 | 4 | 6 | 6 |
16 | Characodon | audax | Ouente Pino Suarez | Chrsp7 | 6 | 5 | 5 |
16 | Ameca | splendens | Souche 02 AFV 2020 | N/A | 6 | 5 | 5 |
16 | Characodon | audax | Los Pinos, Omar Dominguez (2) | Chrsp3 | 6 | 5 | 5 |
16 | Characodon | audax | 27 noviembre ojo Garabato 2015 | Chrsp6 | 6 | 5 | 5 |
15 | Ameca | splendens | Rio Teuchitlan 2015 | Amesp1 | 6 | 4 | 5 |
15 | Zoogoneticus | purhepechus | Sayula 2016 | Zoopu1 | 4 | 5 | 6 |
14 | Allodontichthys | zonistius | Arroyo de Ahuacapan, Jalisco 2004 | Aldzo1 | 4 | 5 | 5 |
14 | Allodontichthys | zonistius | Rio Ayuquila 2000 | Aldzo1 | 4 | 5 | 5 |
14 | Ameca | splendens | Souche 01 AFV 2004 | N/A | 6 | 4 | 4 |
14 | Xenotaenia | resolanae | Rio Resolana, Col. W. Rudiger | ? | 4 | 5 | 5 |
14 | Skiffia | multipunctata | Guadalajara, Jalisco | Skimu1 | 2 | 6 | 6 |
13 | Characodon | sp. | Amado Nervo Col. JM Artigas 1999 | Chrsp9 | 6 | 3 | 4 |
12 | Characodon | audax | Los Pinos (1) | Chrsp3 | 6 | 3 | 3 |
12 | Xenoophorus | captivus | Jesus Maria, Mexique 1997 | Xenca1 | 7 | 2 | 3 |
11 | Skiffia | francesae | Rio Teuchitlan, Col. Miller 1976 | Skifr1 | 7 | 2 | 2 |
11 | Characodon | lateralis | Souche 01 AFV 1992 | N/A | 6 | 2 | 3 |
11 | Zoogoneticus | tequila | Souche 01 AFV 2000 | Zoote1 | 6 | 2 | 3 |
11 | Goodea | atripinnis | Presa de Cocula, 2018 | Gooat1 | 1 | 4 | 6 |
11 | Ilyodon | furcidens | Cuauhtemoc 2018 | Ilyfu1 | 1 | 5 | 5 |
11 | Ilyodon | furcidens | Rio Las Bolas 2018 | Ilyfu1 | 1 | 5 | 5 |
11 | Skiffia | multipunctata | Laguna El Jachal de Rocha | Skimu1 | 2 | 4 | 5 |
11 | Ilyodon | furcidens | Rio Terreo | ? | 1 | 4 | 6 |
10 | Chapalichthys | pardalis | Tocumbo | Chapa1 | 2 | 3 | 5 |
10 | Xenotoca | dioadrioi | Hacienda San Sebastian 2016 | Xendo1 | 2 | 4 | 4 |
9 | Ilyodon | whitei | Arroyo San Jose del Tule 2018 | Ilywh1 | 1 | 3 | 5 |
8 | Chapalichthys | encaustus | Lago de Chapala 2001 | Chaen1 | 4 | 2 | 2 |
8 | Xenotoca | doadrioi | San Marcos Road | Xendo1 | 2 | 3 | 3 |
6 | Xenotoca | doadrioi | San Marcos Est | Xendo1 | 2 | 2 | 2 |
Chaque liste de maintenance non rendue, chaque arrêt d’un élevage, chaque disparition d’un éleveur, se traduit immédiatement dans l’analyse de criticité et de risque. Si l’analyse est faite régulièrement, cela permet de mettre en avant des points à risque et peut-être d’y remédier. Ainsi depuis 2019 on constate la disparition de 3 souches : Skiffia sp « Sayula, BLA v188 », Characodon audax « El Toboso » et Characodon audax « Guadalupe aguilera ». Il n’y a plus d’éleveur chez nous pour ces poissons et, compte-tenu de leur statut IUCN (Eteint dans la nature ou en danger critique) ils apparaissent logiquement en tête du classement comme des espèces prioritaires. Parmi les autres souches ou espèces perdues on trouve également Allodontichthys tamazulae et une souche de Skiffia multipunctata « Guadalajara ». On trouve également 4 ou 5 souches, non identifiées qui n’étaient détenues que par un seul éleveur par exemple et qui ont aujourd’hui disparu. J’ai choisi de ne pas les faire apparaitre car, comme on ne savait pas totalement quelles étaient leur origines… finalement, on ne sait pas non plus exactement ce que l’on a perdu !
Dans les espèces prioritaires on voit apparaitre la situation inquiétante de Skiffia bilineata « Colonia Guadalupe » (souche historique de l’AFV) qui était maintenue par 3 ou 4 éleveurs et qui n’est désormais plus présente que chez un seul et en très petit nombre (10 poissons). Il s’agit pourtant d’un poisson peu exigeant, qui se contente d’un espace réduit. Nous devrions le trouver en grand nombre dans la liste… mais là, l’effectif est vraiment effarant !
Parmi les espèces à risque important on trouve d’abord des poissons qui ne sont maintenus que chez un seul éleveur et notamment beaucoup de Characodons. On trouve également un autre Characodon « Amado Nervo » qui bien que détenu par 4 personnes présente un effectif total de moins de 100 poissons, ce qui est assez peu.
Dans la zone mixte (en jaune) des espèces à surveiller on trouve soit des poissons qui sont effectivement en grand danger dans la nature mais qui sont possédés par plusieurs éleveurs et en assez grand nombre, ce qui est rassurant. C’est le cas de Xenoophorus captivus « Jesus Maria 1997 » ou encore de Skiffia francesae « Collection Miller 1976 ». La partie n’est pas gagnée pour ces poissons qui peuvent facilement passer cependant dans la zone « à risque » si un éleveur ou deux abandonnent la maintenance ou réduisent la taille de leur cheptel. Dans cette zone mixte « À surveiller » on trouve également des poissons moins en danger dans la nature – comme certains Ilyodons – mais qui ne sont maintenus que par un seul éleveur.
À la fin, il n’y a hélas que 4 espèces qui apparaissent dans les zones calmes vertes et bleues. En général c’est grâce à un effectif important conjointement en terme d’éleveurs et de poissons que les effectifs sont importants (plus de 200 poissons pour Chapalichthys encaustus et Xenotoca doadrioi San Marcos Est).
Conclusion : il reste énormément de travail à accomplir pour améliorer la situation mais chacun peut agir. Un éleveur en plus par ci, une portée supplémentaire conservée par là, un bac plus grand dédié à telle espèce bien choisie et les effets positifs se feront immédiatement sentir